Le repas めし - de Mikio Naruse (Meshi - 1951)
Pour le réalisateur Mikio Naruse, "Le repas" n'a rien de convivial, bien au contraire. C'est le moment où un homme impose à son épouse une forme de diktat dans la sphère familiale. C'est autour de la table que l'asservissement est plus que palpable. Naruse montre le quotidien de Michiyo qui est l'exemple même de la jeune épouse dont le poids des cinq années de mariage érodent ses espoirs déçus : "Mes attentes et mes rêves de jeunes mariée, où sont-ils passés ? Mon mari est attablé, j'apporte la soupière. Hier, aujourd'hui et demain... je vis les mêmes matins et les mêmes soirs. 365 jours par an." D'emblée, on perçoit de la lassitude dans les expressions que Michiyo livre en off au spectateur. Elle ne manifeste plus que des gestes tendre envers son petit chat Yuri. Pendant le repas, son mari, Hatsunosuke Okamoto, agent de change de profession, lit le journal sans même écouter sa jeune épouse qui s'en lasse peu à peu. Lorsqu'ils lèvent les yeux vers l'horloge du salon, ils se rendent compte qu'elle est arrêtée. Métaphore somme toute très parlante.
Et puis, à la première occasion venue, Michiyo jette son tablier et quitte Osaka et Hatsunosuke pour rejoindre l'univers maternel rassurant à Tôkyô. Et cette occasion, c'est l'arrivée de Satoko, la jeune nièce d'Hatsunosuke qui vient de Tôkyô après avoir fuguée au motif qu'elle veut fuir un mariage imposé par son père. L'insouciance de Satoko bouscule dans le couple des habitudes sclérosées. Quand elle questionne trop intimement sur leur vie, sans lui répondre, on lui renvoie un sourire gêné. Naruse filme admirablement ces silences qui veulent dire beaucoup. Notons encore que la complexité des places auprès du mari porte quelque peu à confusion, entre Satoko la nièce et Michiyo la femme. C'est une constante dans le cinéma de Naruse que, dans le cercle familial, il puisse y avoir des liaisons inappropriées : un beau-père tient des propos suggestifs à sa bru ("Le grondement de la montagne"1954) ; une jeune veuve de guerre est courtisée par le frère du défunt ("Tourments" 1964 [récemment sortie à Paris sous le titre "Une femme dans la tourmente"] ). Dans "Le repas", Satoko la nièce ne se cache pas quand elle fait la cour à Hatsunosuke, notamment durant la ballade au château d'Osaka.
Mikio Naruse est une référence du genre "shomingeki", ce genre de tragi-comédie des classes salariées. Le film s'immisce dans le quotidien d'une famille populaire de l'immédiate après-guerre. D'ailleurs, c'est très souvent dans ce milieu des gens simples, employés ou petits commerçants que vivent les personnages de Naruse. Ici, les signes de pauvreté apparaissent en filigrane : le riz, les chaussures et l'avance sur salaire du mari.
- Le riz : Celui que Michiyo cuisine au quotidien est de mauvaise qualité. C'est un riz d'importation qui ne sent pas bon, mais c'est le moins cher. Aussi, le couple doit le rationner car Hatsunosuke et Michiyo n'ont pas les moyens de s'offrir un riz de meilleur qualité. L'arrivée de Satoko, qui est une bouche supplémentaire à nourrir, complexifie la donne dans un ménage qui a des ressources restreintes. En fait, dans "Le repas", le riz tient une place importante car il est l'aliment de base de la cuisine japonaise. Michiyo occupant le plus clair de son temps à cuisiner, elle s'inquiète de devoir manquer. A Tôkyô, chez sa mère, Michiyo semble redécouvrir des émotions primaires qu'elle avait longtemps refoulées, comme le goût, celui du bon riz en l'occurence.
- Les chaussures : Très présentes dans le cinéma de Naruse, elles ont une place particulière dans le film. Souvent utilisées pour souligner la misère ambiante, elles sont aussi un signe extérieur de mieux être social. Mais, les chaussures sont neuves ou bien usagées et parfois elles sont volées. "Chaussures volées, femme en colère..." dit le mari, voyant tout cela comme une fatalité supplémentaire qui s'abattrait sur sa personne. Et puis, les chaussures d'Hatsunosuke sont poussiéreuses et ont des trous béants.
- L'avance sur salaire : Hatsunosuke ne comprend pas le départ précipité de son épouse chez sa mère, à aucun moment il ne se remet en cause. Quand il sent qu'elle lui échappe, la seule réponse qu'il apporte est matérielle, en allant demander à son patron une avance sur salaire, mais sans se douter que la vraie raison est sa passivité sentimentale. Son insouciance quant au comportement qu'il a vis-à-vis de sa jeune nièce va instaurer un peu plus de suspicion pour Michiyo et précipiter son départ.
La réalisation de Naruse met en évidence le combat intérieur que se livre la jeune épouse, prise entre les exigences familiales et culturelles et toute la confusion des sentiments qu'elle a pour son mari. Quoiqu'il en soit, le réalisateur se place du côté de la femme et prend une posture militante en décrivant une héroïne qui, bien que tiraillée, rejette cette fatalité et décide de partir car elle n'accepte pas la lourdeur qu'est devenu son quotidien. Cette dichotomie est magistralement illustrée par l'ultime séquence du train. Michiyo a écrit à son mari pour expliquer sa rupture. Finalement, elle ne poste pas la lettre qu'elle déchire en petits morceaux, avant de les dispercer par la fenêtre du train en marche.
Dans "Le repas" il ne se passe pas grand chose, aucun évènement ne prend plus d'importance qu'un autre, rien que des petites touches qui, mises bout à bout, font une oeuvre maîtresse du cinéma de Mikio Naruse.