Après le très banal "Ein Freund von mir" (2006), Sebastian Schipper réalise un surprenant "Victoria", film sorti en France le 1er juillet 2015.victoria

Ovni allemand dans l'univers cinématographique trop aseptisé  ces dernières années. La surprise est d'autant plus grande que dans le 7e Art les innovations ne viennent plus du cinéma européen depuis des décennies. C'est plutôt du côté du cinéma asiatique en général et hongkonguais en particulier qu'il faut s'attendre à des concepts visuels nouveaux, qui d'ailleurs sont le plus souvent repris par les blockbusters américains.

Là, Sebastian Schipper a le génie d'entrainer le spectateur dans un film qui est l'enchaînement d'un unique plan séquence de 140 min. La performance est magistrale techniquement et visuellement. Techniquement, parce que se lancer dans la construction d'une oeuvre comme la réalisation d'un long métrage, c'est prévoir et anticiper. Or, le réalisateur allemand explique qu'il a laissé beaucoup de place à l'intelligence des acteurs. Il les a parfois laissé s'exprimer à travers des improvisations. Mais comment peut-il en être autrement quand le scénario fait 12 pages ? Un plan unique en milieu urbain supposait d'éviter les embûches qui pouvaient survenir à chaque instant. En intérieur, il valait mieux éviter de se prendre les pieds dans le tapis, sinon tout est à refaire depuis le début. Comment tourner un seul plan lorsqu'à la dernière scène Sonne (Frederick Lau) ne perce pas la poche de sang qu'il devait crever ? Faut-il tout recommencer ou bien compter sur la fulgurance de Laia Costa (Victoria) qui va rabattre rapidement une couverture sur l'acteur ?

victoria-1

Après trois essais, le réalisateur a gardé la dernière prise. Elle a ses imperfections qui donnent un naturel déroutant. Ce n'est pas la caméra de Schipper qui va structurer l'action, mais bien la complicité entre les acteurs. En fait, n'avoir qu'un seul et unique plan, c'est ce que voulait déjà faire Alfred Hitchcock dans le film "La Corde" en 1948. Mais les contraintes liées au maniement de la pellicule ne l'ont pas permis et le film fut étalonné en 11 plans-séquences. Par contre, c'est grâce à l'utilisation de l'image numérique qu'en 2002 le russe Alexandre Soukourov réalisa le premier film de 96 mn en un seul et même plan-séquence, "L'Arche russe" (Русский ковчег, Rousski kovtcheg). Pour Soukourov, c'est la quatrième prise qui fut la bonne, entièrement tournée le 23 décembre 2001 au Musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg. Les nombreux mois de répétition ont organisés l'apparition à l'écran des quelques 850 acteurs et près de 1 000 figurants.

Visuellement dans le film "Victoria", à part quelques longueurs au début, ce long plan séquence ne laisse pas de répit au spectateur qui est littéralement happé par l'action et l'attachement qu'on fini par avoir pour chacun des protagonistes, particulièrement de Victoria pour laquelle on tremble parfois et qu'on voudrait protéger. Pour ma part, je suis resté insensible au rôle de Victoria. La jeune femme me semble même assez antipathique à certains égards (cf. la scène du bébé). Par contre, l'interprétation de Frederick Lau est surprenante. Il incarne sobrement un jeune homme désoeuvré, maladroit mais fondamentalement attaché aux valeurs de l'amitié et de l'amour, ainsi qu'à sa ville de Berlin qui ne lui rend pas d'ailleurs. Cet acteur était déjà surprenant quand il incarnait Tim Stoltefuss dans "La Vague" (Die Welle) de Dennis Gansel en 2009. Le couple sombre que forment Sonne et Victoria rappelle, à certains égards, la cavale de Bonnie Parker et de Clyde Barrow. Parfois, leur course est tellement rapide qu'on en suffoquerait presque.

Le film est scandé en une cinquantaine de tableaux qui se déroulent dans 22 lieux de Berlin. On comprend aisément pourquoi ces lieux ne pouvaient pas être trop éloignés les uns des autres. Ceux qui s'attendent à voir Berlin risquent d'être déçus car on voit très peu la ville qui apparaît à peine au second plan.

"Victoria" est une jeune madrilène d'une vingtaine d'années qui vit depuis 3 mois à Berlin. Elle est serveuse dans un bar bio. Son départ vers l'Allemagne semble être motivé par le besoin de tout quitter consécutivement à l'échec du projet de sa vie, qui était de devenir concertiste, après seize années passées au conservatoire de piano.

Le film raconte l'histoire de l'heure qui a précédé le braquage d'une banque et l'heure qui l'a suivie. Ainsi que la tornade qui a projeté une jeune femme candide dans l'oeil du cyclone. Tout commence avec Victoria qui sort d'une discothèque. Elle n'utilise pas la langue allemande et parait isolée de ce fait. Dans la rue, Victoria va faire la connaissance de Sonne et sa bande de joyeux lurons. Quatre Pieds Nickelés qui vont entraîner la jeune femme dans les méandres berlinois. Au commencement, la bande est plutôt bienveillante, mais au fur et à mesure le ton change. Et puis, l'un d'eux, Boxer, va révéler à Victoria son intention de faire un braquage. En effet, il doit rembourser une dette qu'il a contracté en prison auprès d'un caïd de la pègre berlinoise. Parce qu'elle s'est attachée à eux, Victoria, bien que candide, va suivre la bande avant de démontrer qu'elle a une véritable propension pour s'adapter à un univers très sombre, qui n'est pas le sien habituellement, mais qui agira sur elle comme un révélateur. Alors qu'on suppose que cette jeune femme est fragile, on se rend compte finalement que ce n'est pas le cas.

Le procédé du plan séquence distille au spectateur la sensation du temps réel qui s'écoule. En effet, il n'y a pas de temps mort, quelques longueurs certe, mais tout s'enchaîne très rapidement puisque tout est action. On peut donc dire que "Victoria" n'est pas un film reposant.

"Victoria" a obtenu l'Ours d'argent de la meilleure contribution artistique au Festival du film de Berlin 2015 et le Grand Prix du Festival du film policier de Beaune 2015.

Bande-annonce : Victoria - VOST