Les Contes de la lune vague après la pluie - de Kenji Mizoguchi (1953)
"Les Contes de la lune vague après la pluie", le titre français de "Ugetsu monogatari" (雨月物語), Ugetsu c'est la lune des pluies qui est la cinquième lune du calendrier sino-japonais, c'est à dire la saison de la mousson, fin juin début juillet. C'est la saison la plus désagréable du climat japonais. Il pleut sans arrêt. Quelquefois, il y a une accalmie durant laquelle les nuages se déchirent et la lune très nette réussit à passer. A ce moment il y a des vapeurs qui montent et troublent la lune. Autrefois, en raison de l'humidité ambiante, "Ugetsu" était aussi la saison des épidémies. Les gens mouraient et on voyait un peu partout monter les fumées des bûchés et aussi les vapeurs qui montaient des champs. Alors, quand la lune sortait entre deux nuages, elle éclairait les silhouettes diaphanes et on voyait les fantômes partout. 'Ugetsu', c'est donc le mois des fantômes, le mois où le monde des vivants communique avec celui des morts.
Le film "Les Contes de la lune vague après la pluie" a obtenu le Lion d'argent à la mostra de Venise en 1953 et confirme la reconnaissance du cinéma japonais en Europe, notamment après le Lion d'or et l'Oscar obtenus par le film "Rashōmon" d'Akira Kurosawa en 1951.
Le succès du film de Mizoguchi en occident peut surprendre étant donné les références à l'imaginaire japonais qui planent sur les esprits démoniaques qui se terrent dans l'ombre de certaines demeures et séduisent parfois les coeurs faibles. Mais, c'est avant tout parce que Mizoguchi filme la quintessence des rapports de couple, ce qui se joue de manière invisible dans la relation homme/femme, que le public occidental va y saisir des valeurs universelles qu'on peut aisément comprendre et s'approprier comme un dénominateur commun.
Et puis, ce sont la cupidité et l'avidité du pouvoir qui façonnent le fond du désir des personnages masculins qui vont les pousser vers leur perte.
Le socle du scénario repose principalement sur deux contes du recueil "Contes de pluie et de lune" de l'auteur japonais du XVIII° siècle, Ueda Akinari (1734-1809). Le premier, "La maison dans les roseaux" décrit le retour de Katsushirô dans sa maison après sept années. Il y retrouve Miyagi, sa femme. Comment peut-elle avoir survécu à la guerre ? Peut-être est-ce son fantôme qui accueille Katsushirô ? Le second conte est "L'impure passion d'un serpent". Là, c'est un esprit maléfique prenant l'apparence d'une jouvencelle qui s'évertue à séduire Toyoo.
Si la référence est moins apparente, le scénario de Matsutarô Kawaguchi et Yoshikata Yoda s'inspire aussi de deux nouvelles de Guy de Maupassant, "Décoré !" (1883) : "M. Sacrement, n'avait, depuis son enfance, qu'une idée en tête, être décoré. Tout jeune, il portait des croix de la Légion d'honneur en zinc comme d'autres enfants portent un képi..." et "Le lit 29" (1884) : "Quand le capitaine Epivent passait dans la rue, toutes les femmes se retournaient. Il présentait vraiment le type du bel officier hussard. Aussi paradait-il toujours et se pavanait-il sans cesse, fier et préoccupé de sa cuisse, de sa taille et de sa moustache."
"Les Contes de la lune vague après la pluie" est un film fantastique. Mizoguchi s'entoure des brumes du lac Biwa et de l'enchevêtrement des roseaux pour aborder les méandres des sentiments de confusion qui s'immiscent dans deux couples, puis le délitement de leur relation jusqu'au point de non-retour.
Au XVI° siècle, pendant la guerre civile, l'armée Hashiba affronte l'armée Shibata qui semble prendre le dessus. Tobeï, bien que souffrant de la misère, caresse l'envie de devenir Samouraï, plutôt pour se couvrir de gloire et de reconnaissance. "L'ambition, comme l'océan doit être sans limites." déclare-t'il à Ohama, sa femme qui veut le dissuader de ce désir imbécile. Mais rien n'y fait, il va en ville pour être pris au service des généraux. Ohama tente de l'en empêcher, au risque de s'exposer elle-même à un danger dont Tobeï ne se rend pas compte, trop aveuglé par son avidité. Abandonnée, Ohama devient prostituée.
Genjuro est potier et ses pots en terre se vendent très bien sur le marché de Nagahama, a tel point qu'il caresse le voeux de faire fortune, au détriment de sa famille. Miyagi, sa femme, assiste impuissante à l'éloignement de Genjuro quand il partira à Omizo. Là-bas, c'est sous le charme de la diaphane princesse Wakasa qu'il succombera. Mais la beauté de Wakasa n'est pas naturelle. Elle a quelque chose de démoniaque. On est aux prises avec les âmes en errances et les esprits malins.
Alors que les deux femmes se projettent dans un avenir stable et casanier, les hommes veulent poursuivre leurs désirs qui les entraînent vers l'extérieur, un ailleurs fantasmé qui les rapprocherait de leurs attributs masculins que Tobeï et Genjuro pensent avoir perdus dans la banalité du quotidien.
Le réalisateur participe à l'esthétisation du cinéma japonais, un cinéma qui met souvent en lumière les traits blâmables de l'esprit humain. Dans ces "Contes de la lune vague après la pluie", Kenji Mizoguchi aborde de manière très terre à terre des questions précise comme l'argent, la sexualité, l'infidélité, la vérité, le mensonge.
La mise en scène de ce film en noir et blanc est une fois de plus magnifiée par le génie de Mizoguchi. Tous les gestes et les déplacements de Wakasa ont un sens et peuvent effrayer à certains égards. Ainsi, d'une femme à la beauté irréelle, elle devient évanescente dans l'instant qui suit, pour devenir un spectre qui s'évanouit dans l'obscurité. Tout cela par la force d'une photographie qui joue avec les tons de gris. Dans le manoir de Wakasa, on passe de l'éclairage intense et surexposé, à l'ombre où l'on devine à peine les formes, puis l'obscurité pour finir.
Le maître Mizoguchi fait là un grand film esthétique.
Les Contes de la lune vague après la pluie