L'empire des sens - de Nagisa Oshima (愛のコリーダ) (1976)
"L'empire des sens" est unique dans le cinéma mondial, parce qu'Oshima aborde la question de l'assouvissement des pulsions sexuelles d'une femme, ce qui est tabou dans une société où c'est surtout le désir masculin qui prime, mêlé d'une forme de domination. Dans le film, l'homme y est réduit à la fonction d'objet de plaisir : un phallus que la caméra d'Oshima montre sans détour.
Les années 70's marquent l'avènement du cinéma pornographique qui sort de l'ombre. L'industrie du X s'organise à travers de véritables réseaux parallèles de salles, en charge de la distribution des films. En France, c'est en 1974 que la production de films destinés à un public adulte va démarrer et créer peu à peu ses propres Stars. Au prétexte d'une ouverture d'esprit et d'une libération des moeurs, le porno annonce de nouvelles pratiques qui, dorénavant, s'exposent. Mais, l'imagerie pornographique ne révèle-t-elle pas une forme de sexualité uniforme qui lisserait toutes les aspérités, en enfermant ainsi l'acte sexuel dans des nouveaux carcans ? La réponse d'Oshima est sans équivoque, l'acte sexuel doit être la tentative de rapprochement charnel de deux individus. Une quête de l'altérité. Mais, lorsqu'on se perd dans une expérience fusionnelle où l'autre existe uniquement comme un objet de jouissance narcissique, le risque est de s'écarter de la réalité et de se perdre dans la folie.
Quand en 1976, Nagisa Oshima entreprend la réalisation de "L'empire des sens", il sait qu'une déflagration va bouleverser la société japonaise, il ne peut en être autrement. "L'empire des sens", par les questions qu'il pose, est en soit un acte de provocation. En effet, Oshima s'en prend frontalement à une culture séculaire et traditionnelle qui était dans une grande répression s'agissant de la question des moeurs (malgré les estampes et les livres interdits). Au Japon, c'est surtout le sexe masculin qui est sacralisé. A contrario, on impose à la femme de feindre la douleur quand elle fait l'amour. Oshima s'y oppose. En cela, le film d'Oshima semble être un appel du Japon à la modernité, la volonté d'une ouverture vers l'occident. Dans le film, les sexes n'y sont pas floutés, contrairement à l'habituelle censure du porno japonais.
Aucun producteur japonais ne se risquera dans le projet, la censure est très présente. Le film sera produit en France par Anatole Dauman et sa société Argos Films. Les rushes seront tournés dans le plus grand secret dans les studios de Kyoto, avant que les bandes ne soient envoyées pour montage en France. Le Japon garde des coutumes très conservatrices et la censure imprègne l'Art dans son ensemble. S'agissant de la littérature, le grand "procès Sade" des années 60's mettait en cause la traduction du Marquis de Sade par Tatsuhiko Shibusawa. Pour le cinéma, c'est bien le film "L'empire des sens" qui, au motif d'obsénité, va être traduit devant les tribunaux. Le procès ne s'achèvera qu'en 1979.
La caméra d'Oshima effleure la peau de satin de Sada Abe. Désir insatiable. Étreintes passionnées et interminables. Les ébats sont filmés avec une telle intensité que lorsque les corps fatiguent, le spectateur, qui est aussi un voyeur, perçoit l'effluve qui subsiste. Je pense que Sada Abe ne ressent pas de l'amour pour Kichizo, mais bien une volonté de le posséder entièrement. Elle est "folle" de lui. Les tabous sont levés par ce couple en quête de toujours plus de jouissance, jusqu'à pratiquer des jeux qui parfois viennent frôler les limites de la vie. Etre spectateur des expérimentations sexuelles de ce couple est parfois malaisé, dérangeant, mais tellement universel.
J'ai regardé ce beau film comme on regarderait une vieille estampe japonaise érotique.