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le Monde de kikushiyo
12 août 2014

La servante - de Kim Ki-Young (1960)

"La servante" est une œuvre expérimentale, pierre angulaire à l'édifice du cinéma subversif coréen.la servante

En effet, durant une courte période de liberté d'expression, après la guerre de Corée et la partition, le pouvoir qui usait d'un contrôle politique archaïque desserre son étreinte sur les œuvres cinématographiques (de 1953-1962). Avant et après cette période, le cinéma en Corée n'est qu'un outil de propagande politique jusqu'à la fin de la dictature en 1988. Kim Ki-Young tente à sa manière de répondre à la question ontologique formulée par André Bazin : "Qu'est-ce que le cinéma ?" Sa réponse est sans appel, à l'instar de Gustav Deutsch dans "Film ist" (1995), il démontre que 'le cinéma est l'art du voyeurisme'. En effet, Kim Ki-Young livre le spectateur à ses pulsions scopiques, ce besoin de voir l'intérieur d'un foyer coréen, de s’immiscer au sein d'une famille et, par extension, se livrer à l’introspection d’une nation qui relève la tête. Le spectateur épie les moindre faits et gestes à travers les yeux de la servante.

Par cette analyse du film "La servante", je veux démontrer que le réalisateur Kim Ki-Young critique par métaphore la lâcheté de la société Coréenne qui n'assume pas son tiraillement moral. La Corée sort de l'immédiate après guerre et commence à se reconstruire en s'interrogeant sur ce que sera son avenir, cette sorte d'incertitude qui traverse le corps social est amené à se cristalliser sur la question du clivage schizoïde entre les deux Corée. Doit-elle s'orienter vers des valeurs traditionnelles ou bien s'allier à des schémas occidentaux en général, américains en particulier ? Mon analyse s'appuie sur une notion purement subjective et ne repose en rien sur des bases théoriques. Aucun ouvrage de référence sur le cinéma coréen n'évoque le film "La servante" (cf. "Le cinéma sud-coréen : du confucianisme à l'avant-garde" de Antoine Coppola - éd. L'Harmattan - "Séoul Cinéma, les origines du nouveau cinéma coréen" de Jean-Louis Tshimbalanga - éd. L'Harmattan). Mon argumentaire reposera donc sur quatre points précis : l'agrandissement de la maison, les rats, le piano et les cigarettes.

Dès le premier plan du film, le spectateur entre par effraction, un soir de forte pluie, dans le petit intérieur douillet d'une famille classique universelle. Les enfants jouent aux pieds des parents. Monsieur lit son journal et Madame fait de la broderie. Le décor est d'un style on ne peut plus neutre, napperon sur la table recouvert d'un cendrier de cristal. Rien ne laisserait transparaître d'un intérieur asiatique, en tout cas au sens où on l'entend. Bientôt, l'enchaînement de plusieurs évènements va bousculer cette tranquillité apparente.

1 / L'agrandissement de la maison : A force de travail, la famille s'enrichit.  Kim Dong-sik est professeur de musique, sa femme fait énormément de couture, elle passe son temps devant la machine à coudre, jusqu'à l'épuisement. Le couple a déjà deux enfants et en attend un troisième. Les Kim ont entrepris des travaux d'agrandissement de leur maison. Je pense que, d'emblée, le réalisateur Kim Ki-Young s'empare de l'espace clos de l'habitat pour imager son entreprise de subversion inhérente aux valeurs de la société coréenne. Qu'en filmant le monde de telle façon, il ira forcément à l'encontre des représentations collectives et contre l'ordre établi. A sa manière, il réorganise le réel en y insérant sa pensée. Mon propos est d'affirmer qu'il questionne la rupture fratricide et effleure cet espoir d'une réunification de la Corée. Les deux idéologies pourraient-elles cohabiter ? Un tel chantier serait-il envisageable ? Pour en revenir au film, il y a d'un côté la femme de Kim Dong-sik, qui incarne les valeurs traditionnelles empreintes de beaucoup de sagesse inspirées du Confucianisme. Lorsqu'elle évoque la famille : "De telles choses ne se disent pas dans un lieu sacré comme la famille.", l'enfance : "Ne parle pas comme ça à un enfant, il ne faut pas le brimer." Elle porte le Hanbok traditionnel (longue jupe).

la servante (3)Et puis, d'un autre côté il y a ce "monstre" qui vient bousculer la famille coréenne. Myeong-sook, la servante qui incarne ce mal, est introduite auprès du couple par l'élève, Mademoiselle Cho. Myeong-sook présente tous les stigmates d'une intrusion étrangère. Elle est habillée comme une jeune fille américaine. Elle n'a rien de ce qu'on attendrait d'une jeune fille correcte en Corée : "Une jeune fille ne fume pas ! [...] Si tu les imites, tu deviendras une traînée." lui reproche-t-on. En effet, elle fume des cigarettes américaines et son arrivée chez les Kim n'a été motivée que par des motifs d'ordre pécunier, en opposition à l'affirmation de la valeur travail.

Entre ces deux femmes aux profils totalement opposés, il y a Kim Dong-sik, le père de famille, à qui le réalisateur donne la fonction de Surmoi freudien, d'une part au sein de sa famille. D'autre part, pour toute une nation dans le modèle métaphorique que je développe. Il est clivé quant au choix qu'il ne semble pas pouvoir faire, sa conscience le tourmente. C'est en cela que Kim s'enlise dans un fonctionnement de non-dits et d'hypocrisie, à l'opposé des positions politiques clairement exprimées du réalisateur qui prend parti. D'ailleurs, cette volonté d'indépendance des Coréens vis-à-vis du Japon et des Etats-Unis, elle imprègne le cinéma Coréen jusqu'à aujourd'hui encore. Pour exemple, on retrouvera dans "The Host" de Bong Joon-ho (2006), la même idée d'une Corée attaquée de l'intérieur par un monstre créé par les américains.

Chez les Kim, l'agrandissement de la maison ne résout en rien le problème de place qui se posait initialement. Au contraire, il n'a fait qu'introduire dans la demeure un "monstre" qui épouvante, tyrannise et ronge la famille de l'intérieur.

2 / Les rats :

la servante (5)Il est pour le moins étonnant que dans "La servante", tant d'actions humaines soient attribuées aux rats. On parle d'eux comme ont parlerait d'êtres humains : "Grâce à ce rat, je peux me reposer." ; "C'est la fête des rats aujourd'hui." ; "Je prépare à manger pour les rats.". Et puis, il y a surtout ce flacon de Mort-aux-rats qui effraie la famille et dont le père explique la dangerosité. Mais c'est surtout le cauchemar de l'épouse qui renvoie à la comparaison qu'on fera entre l'élimination des nuisibles et ce que subira cette famille comme sévices qui mèneront au dénouement du film : "Les rats mouraient. Mais ils avaient des têtes humaines." dit-elle après son réveil précipité. Sur ce principe métaphorique, la servante qui a tellement d'aisance pour exterminer des nuisibles ne révélerait-elle pas de l'idée d'un envahisseur extérieur qui viendrait anéantir les membres de la famille pour commencer, puis les coréens ensuite ? Je poursuivrais par la courte séquence du père qui, après avoir visité une animalerie, ramène à la maison un Tamia de Sibérie. Il explique à sa fille que les hommes l'ont emprisonné : "Dans sa cage si petite, il ne pense qu'à s'évader alors il s'entraîne sur la roue" dit-il. "Je dois m'entraîner comme lui" répond sa fille handicapée. (Nota : le Tamia de Sibérie est aussi appelé en France : 'le rat de Corée'...). Pour appuyer mon idée de la comparaison entre l'anéantissement des rats et la disparition de la culture coréenne, j'évoquerais la séquence du suicide final fait avec de la mort-aux-rats. Le mari rampe jusqu'aux pieds de sa femme vêtue d'un Hanbok. Il vient s'assurer que l'héritage et l'avenir du pays restent entre de bonnes mains : "je te confie les enfants" dit-il pour signifier son ultime testament.

3 /Le piano:

la servante (2)Le piano apparaît aux côtés de la famille Kim dès la première séquence. Au regard de l'importance qu'il revêt dans le scénario, on peut le considérer comme un élément essentiel à l'histoire. Le piano symbolise la frontière entre deux communautés. L'une qui réussit son intégration dans une Corée qui explose économiquement, celle des riches, des nantis ou ceux qui aspirent à le devenir. Ceux-là peuvent manier l'instrument, les autres pas. L'autre communauté, véhicule l'échec et le déclassement, la Corée des campagnes, celle qui regarde un peu trop vers le nord du 38ème parallèle, la communauté de la servante. Cette communauté-ci n'a pas accès à l'instrument. On interdit à la servante de le toucher. Bien entendu, lorsque Myeong-sook touche au piano, c'est une fois de plus pour subvertir l'ordre établi chez les Kim. Le père de famille ne le supporte pas. Myeong-sook tape sur le clavier plus qu'elle ne joue. Son désir d'apprendre n'est qu'une réaction de jalousie envers Mademoiselle Cho. Le piano est omniprésent, tant au domicile que dans la salle de chant. Et quand on ne le voit plus, le son résonne hors champ. Il forme une sorte de "Big Brother" ("1984"G.Orwell) omnipotent qui divise le monde de manière bipolaire et qui façonne le psychisme de tout un peuple. Une frontière sociale et territoriale qui ne peut pas être franchie.

On remarquera enfin ces deux masques de porcelaine qui trônent au dessus du piano. Un blanc et l'autre noir, deux opposés qui pourtant se réunissent pour exprimer cet antagonisme de classes. Le Yin et le Yang du peuple coréen.

4 / Les cigarettes :

Comme un bac faisant la navette entre deux rives, on constate que dans "La servante" la cigarette est consommée autant par Monsieur Kim que par la servante, tous fument. La cigarette fait, comme la mort, consensus entre les communautés. D'ailleurs, dans la scène finale et rédhibitoire, la servante trouve encore la force d'allumer une cigarette. Objet que tous partagent, homme ou femme, maître ou servante.

Pour conclure, je dirais que Kim Ki-young réalise un grand film qui peint un tableau de la société coréenne de 1960. Société victime d'une nouvelle forme de colonisation par les américains. Ceci après avoir vécu plus d'un demi siècle d'invasion nippone. C'est passionnant de regarder le film sous cet éclairage. Bien entendu, "La servante" présente tant de portes d'entrée que j'aurais pu m'arrêter sur le personnage de Miss Cho, ou encore le traitement et la place que Kim Ki-young réserve à la musique américaine sombre et intrigante.

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