"Au-delà du mal" est paru en 1979 aux États-Unis. Après avoir acquis les droits, les Éditions Sonatine le publie en France en 2009. Depuis, c'est plus de 150 000 exemplaires qui ont été vendu dans l'hexagone.
Qui est véritablement Thomas Bishop ? Est-il, comme il le croit, le fruit du viol de sa mère par Caryl Chessman, "le braqueur à la torche rouge" ? Chessman est arrêté puis exécuté à la prison de San Quentin à San Francisco le 2 mai 1960. Bishop sera un enfant maltraité qui se construira dans la crainte d'une femme, Sara Bishop, sa mère.
Cette crainte va se commuer en une haine qui atteindra son paroxysme lors d'un matricide quand il a dix ans. Bien que le meurtre n'ait jamais été relaté dans la presse locale, l'enfant sera interné à l'hôpital psychiatrique de Willows, d'où il s'échappera à 25 ans. Ensuite, c'est la cavale meurtrière d'un tueur en série qui va s'engager à travers les États-Unis. Toute sa culture d'asociabilité, il l'a forgé devant la télévision durant ses années d'internement. Dehors, il va usurper de nombreuses identités et sera introuvable. Et, plus il va tuer, plus Bishop se sentira tout-puissant. La boîte de Pandore est ouverte et on ne sait pas où et quand cette folie va s'arrêter. Ses victimes sont des femmes. En elles, il perçoit les ennemis dont il faut se débarrasser. Ses crimes sont violents car il veut détruire tous les symboles de la maternité : les seins, l'utérus. Il détruit la "Mère", encore et encore.
"Bishop dessinait peu à peu des silhouettes obscures qui prenaient la forme de ses ennemis jurés, êtres démoniaques déchaînés contre lui, corps diaboliques voués à sa perte. S'ouvrant comme les pétales d'une fleur géante, des formes féminines s'enroulaient autour de ses bras, de ses jambes, et l'attiraient inexorablement vers elles pour mieux l'engloutir, le vider de son énergie vitale, lui briser les os. Mais il les combattait vaillamment, passant de fleur en fleur jusqu'à ce qu'elles soient toutes terrassées et que, solitaire et farouche, il repousse l'assaut suivant. Et ainsi de suite." (p.626)
N'ayant pas dépassé le stade de l'oralité, ni le conflit oedipien, l'auteur montre toute l'ambiguité qui subsiste chez Bishop par rapport à la bouche comme zone érogène. Ainsi, le psychopathe recherchera la bouche de la femme comme réceptacle à son plaisir sexuel. Que cette bouche soit vivante ou morte.
"Au-delà du mal" est donc un livre sur l'abomination incarnée en un personnage : Thomas Bishop. L'auteur déroule minutieusement le profil psychique d'un tueur qui se perd dans une quête sur sa filiation. Pour Bishop, le doute n'est pas envisageable, c'est Caryl Chessman qui est son père. En toute loyauté, il doit poursuivre son oeuvre de destruction des femmes. Même s'il est jeune et beau, dès que l'on se rapproche de Bishop, un frisson nous traverse, il en est effrayant : "A la caisse, la jeune fille lui demanda si c'était la première fois qu'il venait à New York. - J'ai vécu ici tout ma vie. - Mais cinq livres sur New York, pourtant ? - Je suis né juste au bout de la rue. - Donc, vous aimez lire des choses sur la ville. - J'habite aujourd'hui dans l'Empire State Buiilding. - Personne n'habite là-bas. - Au dernier étage." "Elle lui lança un sourire incrédule." - "Je peux même voir par la fenêtre de votre chambre, dit-il. - Vous ne savez pas où je vis. - Toutes les nuits, je vous regarde vous déshabiller." "Elle ne souriait plus du tout." - "Je vois tout ce que vous faites dans votre lit, et à quel point vous aimez... - Je vous rends 10,65 dollars sur 20." Elle posa la monnaie sur le guichet et passa directement au client suivant, sans un regard pour Bishop." (p.500)
"Au-delà du mal" met à jour l'ensemble des intérêts qui dépassent la seule recherche d'un tueur en série. En effet, la presse se frotte les mains et fait ses choux gras. A chaque nouvelle victime, les ventes de journaux explosent. De la même manière, les hommes politiques promoteurs de la peine de mort et populistes flattent leur électorat. La pègre aussi est à la recherche de Thomas Bishop. C'est donc un seul homme qui semble bousculer les fondations de la société américaine ? Shane Stevens dévoile, dans une écriture très simple et efficace, le maillage qui se crée entre la presse, la politique et la pègre, il y a tant de passerelles qu'il est aisé de franchir. Ceci rend les frontières très floues tant il y a de collusions et d'intérêts partagés.
Et si, après une belle mécanique narrative de quelques huit cent pages (sur 889), les dernières pages nous entrainent vers des rebondissements tirés par les cheveux, où l'enquête du journaliste Adam Kenton semble plutôt relever d'un don divinatoire, on pardonnera ces faiblesses à Shane Stevens qui, dans l'ensemble du roman nous aura transporté dans un univers effrayant.
Qu'on aime ou pas "Au-delà du mal", le souvenir de Thomas Bishop hantera pour longtemps l'esprit des lecteurs. Le grand méchant loup est dans la rue.