Dès l'incipit mon attention était en alerte : "Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués."
Déjà dans ces quelques lignes, l'espace temporel est questionné, "Aujourd'hui" ; "hier" ; "demain". Je comprends que tout n'est pas apparent. A moi de découvrir la partie immergée de l'iceberg.
Je livre ici les grandes lignes de mon expédition littéraire au coeur de "L'étranger" d'Albert Camus. Mais je ne pourrais y arriver seul. Dans un premier temps, Jean-Paul Sartre sera mon guide. Et puis, je m'appuierai sur le livre de Michel Onfray, "L'ordre libertaire".
Sartre, dans ses "Critiques littéraires (Situations, I)" (1947) propose une - Explication de "L'étranger". Enfin, pour me retrouver au plus près de la théorie de Camus sur "l'Absurde", je me devais de prendre connaissance de son essai : "Le mythe de Sisyphe" (Ed. Gallimard - coll. Folio/Essais) qui donne les clefs du roman, ainsi que ses deux pièces de théâtre : "Caligula" suivi de "Le malentendu" (Ed. Gallimard - coll. Folio).
Par un résumé très bref de "L'étranger", Sartre pose l'unique question qui fixe le cadre littéraire du roman : "Comment fallait-il comprendre ce personnage (Meursault), qui, au lendemain de la mort de sa mère, "prenait des bains, commençait une liaison irrégulière et allait rire devant un film comique", qui tuait un Arabe "à cause du soleil" et qui, la veille de son exécution capitale, affirmant qu'il "avait été heureux et qu'il l'était encore", souhaitait beaucoup de spectateurs autour de l'échafaud pour "l'accueillir avec des cris de haine" ? (p.92)
Déjà, on y voit plus clair. L'attention est portée sur Meursault, ce personnage central du livre, qui décrit plus qu'il ne raconte. On ne peut pas dire qu'il soit démonstratif dans l'expression de ses sentiments. C'est d'ailleurs cela qu'on lui reproche pendant le procès, puisqu'à force d'être étranger aux hommes et étranger au monde en disant toujours cette vérité amorale, il s'exclut du groupe social. Michel Onfray dit "...il ne théorise pas, il raconte ; il ne disserte pas, il montre ; il ne verbigère pas, il décrit... Le crime de "L'Etranger" sera raconté avec la même encre phénoménologique blanche." (p.55). Meursault est considéré comme un bouc émissaire : "Mais mon avocat, [...], s'est écrié [...] : "Enfin, est-il accusé d'avoir enterré sa mère ou d'avoir tué un homme ?" [...]. Mais le procureur s'est redressé encore, [...]. "Oui, s'est-il écrié avec force, j'accuse cet homme d'avoir enterré une mère avec un coeur de criminel."
Voilà tout l'absurde de cette histoire, un homme, Meursault, bien qu'auteur d'un crime, ne sera pas sanctionné pour cet acte mais plutôt, pour ne pas avoir manifesté d'émotion lors de l'enterrement de sa propre mère. La Morale reigne en maître absolu sur la société humaine.
Meursault est innocent de ce dont on l'accuse. Il est montré du doigt tout simplement parce qu'il refuse le langage convenu par la Morale ambiante. Sartre dit que se tait celui qui peut parler, et Meursault parle peu, c'est un taiseux. En effet, il ressent les choses plus qu'il ne les exprime. Sartre dit encore que "L'étranger" n'est pas un livre qui explique ; l'homme absurde n'explique pas, il décrit ; ce n'est pas non plus un livre qui prouve." (p.97). Meursault dit : "Cependant, je lui ai expliqué que j'avais une nature telle que mes besoins physiques dérangeaient souvent mes sentiments. Le jour, où j'avais enterré maman, j'étais très fatigué et j'avais sommeil."
Dans sa manière d'affronter le monde, Meursault ressemble à Don Quichotte de Cervantès, ainsi qu'à Candide de Voltaire. C'est-à-dire que ces héros saisissent le monde tel qu'il est, en faisant abstraction de la morale religieuse qui aveugle. Pour Sartre, prendre conscience de cela, c'est faire s'écrouler les décors de la pièce que serait notre propre vie. On est alors mis à nu, livré à cette cruelle lucidité : "nous accédons à une lucidité sans espoir". Que se soit dans l'oeuvre théatrale "Caligula" ou dans celle du "Malentendu", se rendre compte de l'absurdité de la condition humaine mène à la mort qui resterait la seule voie possible. Mais Sartre dit encore que "l'homme absurde ne se suicidera pas : il veut vivre, sans abdiquer aucune de ses certitudes [...] sans résignation non plus. L'homme absurde s'affirme dans la révolte."
Camus, dira Onfray : "définit l'étranger comme l'individu dépourvu d'illusions condamné à composer avec un réel qu'il ne sert à rien de nier ; pourquoi aussi il conclut à l'impossibilité de connaître un monde qu'on ne peut qu'éprouver ;" (M.Onfray "L'ordre libertaire" p.109).
Effectivement, on s'est rendu compte que depuis "L'étranger" qui est paru en 1942, les agents de la Morale de notre société sont en retrait et n'imposent plus rien à l'homme moderne : l'église, l'école, l'armée, les idéologies politiques. Aujourd'hui, il n'y a plus vraiment d'esprit collectif. Nous représentons une somme d'individualités, des êtres singuliers régis à l'intérieur par notre propre éthique. C'est en cela que Meursault est un homme moderne. En effet, c'est parce qu'il est tellement lucide que Meursault refuse la morale de l'époque et ceux qui essaient de le lui imposer. "Dieu est mort" « Gott ist tot » dit Nietzsche et tout est dit.
Pour conclure, je dirai que la force de ce roman philosophique repose sur la solidité de sa structure "substructure" (Sartre). Cette histoire simple est l'un des trois piliers de la théorie de l'absurde de Camus. Ce qui transpire de "L'étranger", c'est tout un univers de philosophie populaire qui me permet, au final, de retomber sur mes pieds et comprendre que Meursault est condamné à mort parce qu'il est "L'étranger" de son époque (cela dit, je pense qu'il ne le serait pas aujourd'hui, quoique...).
Parfois, n'avons-nous pas le sentiment d'être nous-même déconnecté de ce que perçoit le plus grand nombre ? L'étrange sensation de ne plus questionner le monde qui nous entoure mais de le subir, ne plus distinguer la routine dans notre vie : métro, boulot, dodo - C'est absurde, non ?