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le Monde de kikushiyo
22 juillet 2013

Bruit de fond - Don Delillo

Dans ce livre, Don Delillo entame la dé-construction des icônes de nos sociétés consuméristes avec un cynisme qu'on rencontre rarement.

Bruit de fond - Don DelilloA sa façon ironique frôlant parfois l'absurde pour traiter des sujets sérieux, le style d'écriture de Delillo est comparable à celui de David Lodge, notamment dans "Un tout petit monde". Delillo situe l'action au sein d'une famille recomposée du Midwest. Beaucoup d'enfants circulent dans cette maison de banlieue. Le mari, c'est Jack Gladney, chef du département d'études sur "Hitler" au collège on the Hill, spécialité qu'il a inventée : "Hitler maintenant vous appartient." La femme, c'est Babette qui fait la lecture des journaux à un vieil homme et parfois elle donne des cours "pour mieux se tenir" à des personnes âgées. Malgré son corps robuste, le sport qu'elle pratique régulièrement et ses compétences à gérer la famille, Babette semble très angoissée par la mort, à tel point qu'elle répondra à l'annonce d'un Tabloïd afin d'expérimenter un nouveau médicament, le Dylar.

C'est le regard cyniquement drôle de Jack qui guidera, avec le "je" de la première personne, ma traversée de "Bruit de fond".

Delillo nous invite à nous pencher sur le miroir grossissant de notre vie. Il y dissèque avec beaucoup d'ironie ce que nous sommes et tout ce que nous portons au pinacle de notre vie quotidienne : les objets de consommation, notre angoisse de la mort, notre mauvaise fois rangée dans un coin de notre inconscient et le sexe aussi. L'auteur ironise sur le contenu de nos caddies de supermarchés, entre le rayon fruits et légumes et le rayon frais. Plusieurs fois, la lecture de "Bruit de fond" n'est pas très sereine car c'est de notre caricature dont il s'agit. Je dis "nous" car sous couvert de la description d'un foyer américain, c'est bien de l'ensemble des occidentaux dont Delillo brosse la caricature. En cela, c'est une prouesse.

Notre culture repose-t-elle  sur des futilités ? En tout cas, il semble que ce soit la thèse de Delillo. Ainsi, la télévision,  telle quelle est utilisée par nos contemporains parait ridicule et n'est qu'un outil de vente qui ne fait que distiller, ni plus, ni moins, "les interminables répétitions qui ressemblent à des incantations, à des mantras. "Coca-cola, c'est ça, Coca-cola, c'est ça, Coca-cola, c'est ça." ; "la télévision n'est en fait qu'un mailing publicitaire" (tiens, tiens, cela me rappelle la phrase célèbre de ce brave Patrick Le Lay parlant de la pub sur sa chaîne TF1 en 2004 : "Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du  téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre  disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre  deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain  disponible" Au moins, Le Lay a le mérite d'être on ne peut plus clair dans son propos.)

Mais Delillo égratigne aussi notre désir d'information à tout prix qu'il questionne subrepticement.

L'auteur indique que nos nombreux rituels matérialistes sont répétitifs comme un mouvement d'horlogerie qui revient irrémédiablement au fil des heures et des jours, des années. D'ailleurs, Delillo démarre "Bruit de fond" avec la rentrée des étudiants le 1er septembre. Après les vacances, les familles se déplacent dans des vans identiques. Il s'agglutinent pour déposer l'étudiant : "A la queue leu leu, ... Le toit des voitures supportait apparemment le poids de grosses valises soigneusement amarrées, pleines de vêtements d'été et d'hiver, celui de cartons remplis de couvertures, de chaussures, de bottes, de papiers de livres, de draps, d'oreillers, de couvertures piquées, celui de tapis roulés et de sacs de couchage, celui des bicyclettes, de skis, des sacs à dos, des selles anglaises, des selles de cow-boys et des canots pneumatiques." (p.11)

Mais reprenons ces mouvements de foules si inconsistants vers ces nouveaux icônes que sont la télévision, l'information, la publicité, le cinéma, les fast-food. On constate qu'ils maintiennent dans nos vies un petit bruit sourd omniprésent, un "bruit de fond". Si je comprends l'hypothèse de Don Delillo, ce bruit nous rassurerait. Il nous protégerait du silence, synonyme de mort.

«Les foules viennent pour se mettre à l’abri de leur propre mort. Perdu dans la foule, on tient la mort à l’écart. S’écarter de la foule, c’est risquer la mort en tant qu’individu, c’est se condamner à mourir seul. Les foules venaient pour cette raison par-dessus toutes les autres. Elles étaient là pour être en masse.»

C'est dans la seconde partie que cette thèse s'est imposée au fil de ma lecture. D'emblée, un accident de train à Blacksmith génère la création d'un nuage toxique (sic). C'est l'exode. On se rend compte alors que toutes les valeurs qui structurent la société sont fragiles. Comme s'il fallait que cette catastrophe fasse un électrochoc pour que tout se remettent en place, mais de manière inattendue. Ce qui nous aveuglait depuis le début du livre devient évident. Les enfants semblent avoir une conscience objective de l'ici et maintenant, alors que les adultes ne paraissent s'attacher qu'à des notions subjectives. Les rôles s'inversent et les enfants s'engagent dans un processus de parentification, c'est-à-dire qu'ils prennent auprès de leurs parents une place qui ne semble pas correspondre à leur âge. Denise demande à sa mère de moins fumer, de surveiller son alimentation et critique ses médicaments. Aussi, Heinrich et ses soeurs semblent avoir un regard lucide sur la catastrophe et ses conséquences écologiques, tandis que leurs parents s'enlisent dans leurs angoisses de mort. Finalement, on est pas loin de la théorie de l'Absurde d'Albert Camus (Commentaire de "L'étranger" dans Le Monde de Kikushiyo) puisque durant l'accident de train ce n'est plus la Morale qui gère les interactions sociales, mais plutôt ce qui est là, ici et maintenant, on prend conscience du monde tel qu'il est.

Il me parait nécessaire de préciser que Don Delillo écrit "Bruit de fond" après la catastrophe de Bhopal (3 décembre 1984), où une usine de la filiale américaine Union carbide, produisant des pesticides, explose dans la ville indienne. Cet accident va tuer plus de 2000 personnes et aura des conséquences dramatiques, quelles soient écologiques ou humaines et qu'on perçoit encore aujourd'hui (le pdg de l'époque, Warren Anderson, qui est accusé de "mort par négligence" a été recherché mais protégé par l'administration Reagan. Il est mort en 2014 chez lui).

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